1815, Napoléon face à son destin

1815, Napoléon face à son destin

Qu’on le veuille ou nom par trois fois le nom de Fleurus a été mêlé intimement à l’histoire de France. Derrière la douleur et les larmes des populations et des troupes engagées dans ces batailles. Il existe le fait que pour une raison presque mystérieuse Fleurus a été le carrefour des destinées de notre Europe à plusieurs reprises.

Les combats ne se sont pas déroulés au cœur de la Ville de Fleurus, et alors ?
Les batailles n’ont jamais lieu à l’endroit qu’on leur prête. Les batailles ne sont que la totalisation d’actes de bravoures et de lâchetés individuelles, de blessures et de morts très personnelles.
Le nom des batailles ne leur vient pas du lieu où elles ont eu lieu, mais provient du lieu où s’est fixé l’imaginaire des vétérans.

Elle s’appelle bataille de Fleurus parce que c’était de là que le vainqueur avait choisi de diriger le combat. Elle s’appelle ainsi parce que les grognards qui y avaient combattu en 1794 se souvenaient de ce lieu.
Elle s’appelle bataille de Fleurus enfin parce c’est ce nom qui fut inscrit à deux reprises sur l’arc de triomphe de Paris.

 

Dans les différents récits qui vont suivre, les périodes de la journée seront exprimées en heure locale de l’époque. Pour être plus précis, si vous découvrez cet ouvrage alors que nous sommes à «l’heure d’été», il vous faudra retirer deux heures pour deviner quelle était la clarté en 1815; si c’est « l’heure d’hiver », une heure suffira. Exemple: si vous regardez votre montre le 18 juin 2003 à 22h00, vous auriez lu huit heures du soir le 18 juin 1815.

La campagne de Russie, en 1812, fut désastreuse pour Napoléon. Pendant la campagne suivante, celle d’Allemagne, en 1813, l’Empereur, après ses victoires de Lutzen, de Bautzen et de Dresde, connaît encore de terribles revers. En effet, du 16 au 19 octobre 1813 se déroule entre les troupes alliées (prussiennes, russes, autrichiennes et suédoises) et celles de Napoléon, la sanglante bataille de Leipzig, dite aussi bataille des Nations. Très inférieurs en nombre, trahis par les Saxons qui tournent vers eux les canons prêts à foudroyer les Prussiens, les Français, malgré une résistance acharnée, perdent la partie et, sous la pression de l’ennemi, sont contraints de battre en retraite.

Au cours de la nuit du 31 décembre 1813 au 1er janvier 1814, les Alliés entrent en France. Par les Vosges s’avance l’armée de Bohême ou Grande armée des Alliés commandés par le lieutenant‑feld‑maréchal autrichien prince de Schwarzenberg. Le tsar Alexandre Il, l’empereur d’Autriche François 1er et le roi de Prusse Guillaume IlI suivent les troupes de Schwarzenberg. Par la Moselle et la Meuse progresse l’armée de Silésie placée sous les ordres du vieux Blücher, prince de Wahlstaedt.
Au sud, à la tête d’une armée anglo‑hispano‑portugaise, Arthur Wellesley, duc de Wellington, a franchi la Bidassoa, rivière qui sépare la France de l’Espagne. A l’est, sous les généraux autrichiens, les comtes de Bubna et de Bellegarde, une quatrième armée marche sur Lyon. Enfin, c’est en traversant la Belgique que l’armée du nord des Alliés va déferler sur la France. Composée d’Allemands, de Russes, d’Anglais et de Suédois, cette cinquième armée est forte de cent mille hommes; le commandement en a été attribué à Bernadotte, cet ancien général de Napoléon devenu prince royal de Suède qui dans quelques années régnera sur ce pays sous le nom de Charles XIV ou Charles‑Jean.

Le 20 janvier 1814, Liège est aux mains des alliés. Le 29 janvier, Charleroi, qui n’est pas défendue par les Français, est prise par une petite troupe de cosaques, le 1er février, ces mêmes cosaques entrent dans Bruxelles vide de troupes.

Au fil des combats d’offensives en contre-offensives, ce qui deviendra un jour la Belgique est, peu à peu, entièrement conquis.

L’accueil fait aux troupes alliées est digne de celui réservé à des libérateurs.

Le pacte de Chaumont

Pendant que l’invasion de la France se poursuit, les alliés stabilisent leur collaboration.
Conclu le 1er mars 1814 entre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie, le pacte de Chaumont engage pour 20 ans ces pays «à garantir solidairement le maintien de la paix et à se prémunir en commun contre toute atteinte que la France voudrait porter à l’ordre des choses résultant de cette pacification. »
Dans les faits, cet accord instaure une mise sous tutelle de la France.
Paris est prise le 31 mars.

Six jours plus tard, le 6 avril 1814, la France occupée, Napoléon, lâché par nombre des siens, abdique et devient souverain de l’île d’Elbe…
Transformé en souverain de pacotille, Napoléon en profite pour travailler à ses mémoires, délivrer de nombreuses Légions d’honneur et réfléchir à un éventuel retour.
Les choses s’enchaînent alors rapidement. Le 3 mai 1814, la monarchie est rétablie en France.
Le 30 mai 1814, le traité de Paris est signé.
La France rentre ainsi dans les frontières qui étaient les siennes le 1er janvier 1792. D’un trait de plume, l’ère impériale vient d’être rayée des tablettes de l’histoire.
C’est du moins ce que pensent les alliés.

Mais le Roi Louis XVIII, mis sur le trône après vingt-deux ans d’ère révolutionnaire et impériale, y tremble.
Il a d’ailleurs toutes les raisons d’être inquiet.
La France est presque désarmée, les cosaques encerclent Paris, sont installés dans la cité et ne semblent pas prêts à repartir. La situation semble totalement sous le contrôle des alliés, mais la Grande‑Bretagne n’est pas plus rassurée pour autant.

A Londres, on songe que l’exilé de la petite île italienne d’Elbe est encore bien trop proche d’amis capables d’assurer son retour à Paris. Si on l’envoyait finir ses jours dans l’Atlantique-Sud, sur un rocher solitaire exposé aux tempêtes, on se sentirait plus rassuré.
Napoléon a eu vent de cette éventualité.
Non contente d’avoir fait de lui le roitelet  d’une île minuscule, la « Sainte-Alliance », tel qu’elle se définit elle-même, l’empêche également de revoir son fils et sa femme.
On lui interdit non seulement de revoir l’impératrice Marie-Louise et le Roi de Rome avant de quitter la France, mais on le prive de plus du droit de les accueillir auprès de lui. Il ne les reverra jamais.
Humilié, esseulé, informé des excès de ceux qui, à Paris, veulent prendre leur revanche (les ultras de l’entourage du Roi pratiquent une épuration intensive), Napoléon voit une opportunité de retour à l’avant-plan se dessiner.
Il compte plus particulièrement sur le souci d’équilibre européen du tsar Alexandre et de l’empereur d’Autriche, son beau-père, pour lesquels une France trop faible et une Angleterre trop puissante risqueraient de déstabiliser l’Europe.
S’il lui est difficile de les convaincre de sa bonne foi, il lui est possible d’espérer leur indifférence à son éventuel retour en France.
Car d’autres événements jouent en sa faveur. À leur insu, les alliés travaillent à son avantage.

Après l’enthousiasme de la « Libération », l’omniprésence des troupes d’occupation à tôt fait lasser. D’autant plus qu’une nouvelle carte de cette Europe post-impériale semble avoir du mal à se dessiner. Pour ajouter du flou à la situation, le congrès de Vienne qui devrait permettre de régler ce problème n’est prévu qu’en septembre 1814.
Certaines choses sont cependant déjà quasiment acquises par la signature du « Traité de Paris » et d’autres accords.
Les territoires belges autrefois conquis par la France révolutionnaire seront distribués entre les vainqueurs.
Les cantons de Dour, Beauraing, Gedinne, Florennes, Herbes‑le‑Château, Beaumont, Chimay et le duché de Bouillon sont restitués à La France. Les territoires situés sur la rive droite de la Meuse seront, jusqu’à nouvel ordre, administrés par le général prussien von Sacken dont le quartier général se trouve à Aix‑la‑Chapelle.
Les autres régions seront rattachées à la Hollande sous la souveraineté de Guillaume d’Orange, futur roi des Pays-Bas. Ce dernier recevra par la même occasion le Grand‑duché de Luxembourg à titre héréditaire.
Dans l’attente des décisions du Congrès de Vienne qui entérinera ces décisions, le duc de Saxe‑Weimar et le général von Bülow installent en « Belgique » un conseil administratif pour les territoires occupés. Dès lors souffle un vent de révolte.

Même si certains partisans de l’ancien régime espèrent restaurer la souveraineté autrichienne, les troupes d’occupation commettent tant de pillages et de brigandages que la population regrette l’époque impériale.
Les soldats sont nourris et logés aux frais des pauvres citoyens.
Aux réquisitions succède la ruine des manufactures et de l’agriculture.
Partout, c’est la consternation et la colère gronde. La population développe une haine aux alliés et les autorités s’en rendent compte. Le conseil administratif de «Belgique» essaye de calmer le jeu; mais les généraux commandant les armées occupant les territoires ne reconnaissent pas les ordres de ce «gouvernement».
Von Bülow se conduit en brigand dans l’ancien département de la Lys, les Russes font de même dans l’ancien département de Sambre et Meuse.

Alors que tout le pays est sous la botte des troupes d’occupation, ces dernières tentent pourtant de recruter chez nous des troupes auxiliaires pour poursuivre sa lutte en France. Dès février 1814, une « légion belge » est créée sous le commandement d’un Autrichien, le lieutenant général comte de Murray.
Cette légion, composée de volontaires, rencontre peu de succès. La plupart des volontaires s’engagent pour toucher une prime, ensuite, ils désertent. La principale zone de recrutement sera flamande.
Les choses se compliquent encore lorsqu’en mai 1814, Louis XVIII, ramené sur le trône de France, congédie comme étrangers des milliers de combattants de l’Empire. Neuf mille grognards «belges» regagnent leur sol natal. Ces vétérans, suivant l’intendant de Jemappes M. de la Motte, rentrent au pays en uniforme et en armes. Ils sont pauvres, mais considèrent Napoléon comme leur demi-dieu. Le chargé d’affaires d’Autriche Provost s’inquiète d’ailleurs de voir augmenter considérablement le nombre de partisans du parti français en « Belgique ».

La situation réclame des décisions rapides.
Le 21 juin 1814, un accord secret composé de huit articles règle définitivement les modalités de l’annexion des provinces belges à la Hollande sous réserve de l’approbation du Congrès de Vienne qui réunira tous les pays d’Europe, sauf la Turquie.
Le 11 août 1814, Guillaume d’Orange, qui attend toujours de se voir proclamé «Roi des Pays‑Bas», se voit provisoirement confier le gouvernement de la Belgique.
Il doit tenir compte de la situation délicate qui règne sur le territoire belge où le mécontentement des  populations occupées se double d’une opposition entre les troupes alliées et les troupes dites « belges ».
Des échauffourées ont lieu.
A Namur, militaires «belges» et «néerlandais» sont en perpétuelle bagarre, on en vient aux mains à Tournai. A Bruxelles, les militaires belges casernés à l’orphelinat Sainte‑Gudule braquent deux canons sur les Prussiens.
Conscient du problème, Guillaume d’Orange gère avec intelligence cette crise.

Il a noté les rentrées au pays d’un certain nombre d’officiers congédiés par Louis XVIII.
Il confie donc à deux officiers, formés à l’école napoléonienne, la réorganisation de l’armée néerlandaise. Il s’agit des lieutenants généraux Janssens (ministre de la guerre sous Louis XVI) et Tindal (qui fut adjudant général des chasseurs à pied de la Garde impériale).

L’administration militaire de la Belgique est confiée au général Tindal.
Sa sympathie pour les anciens du 1er Empire n’est un secret pour personne. Wellington fera connaître son opposition à ces nominations vu l’attachement de ces généraux aux idées révolutionnaires françaises.
Fidèles à l’engagement pris, ils tenteront de créer des forces valables.
La légion belge, qui ne rencontrait d’ailleurs aucun succès, est dissoute.
La réunion de la Belgique à la Hollande est entérinée le 18 février 1815 au Congrès de Vienne.
Toujours en février 1815, les unités dites belges sont truffées d’Allemands et de Hollandais. Le vocable belge est supprimé dans les textes officiels pour être remplacé par celui de Néerlandais du Sud (Zuid‑Nederlanders). La langue hollandaise est imposée et remplace le français.
L’expression «hollando-belge» est donc erronée. En effet, il n’y aura aux Quatre-Bras et à Waterloo que des unités néerlandaises commandées en néerlandais.

A ce moment, les citoyens des Pays-Bas méridionaux et de l’ancienne principauté de Liège, civils ou militaires, ne savent toujours pas quelle sera leur nationalité.
C’est là l’un des points qui empêchent de conclure le congrès de Vienne maintenant ouvert depuis septembre 1814.
Les prétentions de la Prusse sur ces territoires s’affirment.
Son armée occupe Liège, Namur et toute la rive droite de la Meuse.
Elles y resteront jusqu’au 12 mai 1815.

Ces éléments réunis, Napoléon juge dès lors qu’il est temps de rentrer et de satisfaire ses partenaires. Mais il sous‑évalue la ténacité coréalisatrice britannique.
Le 25 février 1815 ; Napoléon disparaît d’Elbe, il réapparaît le 1er mars à Golfe Juan accompagné de 1028 hommes, sans canons ni chevaux. 
Suivis par sa petite troupe, « l’aigle vole de clocher en clocher » en direction de Paris.
Il est arrêté au défilé de Laffray par le 5e de Ligne.
Napoléon s’avance et prononce le fameux : «Soldats du 5e de Ligne … ». Il n’ira pas plus loin; un grand cri s’élève de la troupe : «Vive l’Empereur !».

Ce même cri qui est repris dans les casernes de Bruxelles et de Liège où les trois couleurs ont été déployées

Bien qu’il ait entrepris le processus dès 1814, en 1815, Louis XVIII n’a pas encore achevé de renvoyer tous les « belges ». Il y a encore 2 à 3 % de militaires originaires de nos provinces dans tous les régiments français. Le 5e  de Ligne ne fait pas exception à la règle, dans ses rangs se trouvent un lieutenant Louis Delerue de Tournai et le chef de bataillon François Sauvage, de Liège.

L’Empereur continue sa marche vers Paris.
Une à une, les troupes qui lui sont envoyées pour stopper sa marche se rallient à lui. A Grenoble, le 8 mars 1815, Napoléon redevient Empereur.
Ce même jour, le 7e de Ligne s’unit à l’armée impériale. Dans les rangs de ce régiment, on retrouve le chef de bataillon d’Otreppe de Bouvette de Namur, le lieutenant Baudoux de Fontaine‑l’Evêque, le lieutenant Damave de Heure-le‑Romain, le lieutenant Bastin de Liège, les Lieutenants Pieters, de Wechter et Segers de Bruxelles.
L’aigle s’approchant de la capitale, Louis XVIII fuit et se réfugie à Gand.

Le 20 mars, Napoléon, est aux Tuileries d’où il déclare à la nation : «L’empire, c’est la paix».
Napoléon réalise en fait que les temps ont bien changé.
Si le peuple de France continue à préférer « l’Empereur des Français » au « Roi de France », ce même peuple en a assez de ces guerres interminables qui le saignent.
Pour soutenir son discours, Napoléon pose de nombreux actes à l’adresse des nations européennes.
La nouvelle constitution qu’il prépare tient compte des idées libérales nées sous l’impulsion de Benjamin Constant et réduit de manières significatives la part de pouvoir personnel qu’il s’attribue.
Mais, dopé par les événements, le Congrès de Vienne réagit vivement. La Sainte‑Alliance met «l’usurpateur» au ban des nations et à se refuse à traiter avec un gouvernement acceptant un tel individu à sa tête. Une nouvelle guerre est inévitable.

En France, la déception est grande, mais l’esprit militaire français a une revanche à prendre et l’Armée de cette époque, c’est le peuple; l’esprit de l’Armée, c’est l’esprit de la nation.
Pourtant, tous ne sont pas convaincus : un aide de camp du maréchal Ney, Levavasseur, écrit ces quelques lignes dans ses mémoires:

 » On vit bientôt la profondeur du gouffre dans lequel on s’était précipité; Napoléon, loin d’être soutenu par les puissances, les avait toutes contre lui, des armées formidables allaient fondre sur la France».

Voilà le vrai danger, et l’Empereur le sait ! S’il doit attendre le choc de l’invasion, ce sera une nouvelle Campagne de France comme en 1814… avec le même résultat.
Même si sa nouvelle armée peut, en quelques semaines, rassembler près de 280.000 hommes (y compris les garnisons des places fortes), elle devrait s’éparpiller pour garder les frontières et l’ennemi passerait entre ses unités affaiblies.
Parfaitement renseigné, Napoléon connaît d’ailleurs les objectifs des coalisés pour cette nouvelle campagne; la prise de Paris au départ d’une triple offensive à partir des Pays-Bas, du Rhin et des Alpes.
L’exécution de leur plan devrait commencer entre le 24 juin et le 1er juillet.

Il est impératif de les devancer pour conserver l’initiative.
Napoléon se trouve donc dans l’obligation de reconstituer très rapidement une armée.
Il lui reste bien quelques chefs, mais certains des meilleurs manquent à l’appel et d’autres se détestent.
C’est sous la pression et dans l’urgence de circonstances très défavorables qu’il va s’atteler avec Davoust, ministre de la guerre lui-même secondé par plusieurs officiers « belges », à cette tâche. Il y réussit en moins de 3 mois.

A cette entreprise déjà titanesque s’ajoutent d’autres problèmes majeurs.
Les choses se gâtent en Vendée, traditionnellement royaliste, et dans le Midi.
Quant à la conférence de Vienne, sous la pression, elle est parvenue à un accord définitif. L’acte final du Traité de Vienne du 9 juin 1815 attribue à la Hollande les territoires occupés par les Prussiens au de-là de La Meuse. Seule Malmedy la Wallonne reste prussienne.
Vu les circonstances, le sud des Pays‑Bas (Belgique) qui, au début de l’année 1815, n’était plus occupé que par une petite armée anglo‑hanovrienne de 20.000 hommes voit arriver des renforts prussiens et anglais. Une armée aux ordres de Wellington et une autre commandée par Blücher. Ces troupes assureront la couverture en attendant de devenir l’avant‑garde de l’offensive prochaine.
La présence de ces armées sur le territoire belge à un autre avantage.

« Réveillés » par le retour de l’empereur, les partisans belges de la France, las des vexations qui leur sont imposées, s’agitent.
C’est ainsi que se crée à la frontière un mouvement de va-et-vient, de transfuges, d’espions et de déserteurs. A Cambrai, un sous‑officier belge déclare avoir fait passer cinquante Belges en France.
Le général hollandais Storm de Grave rapporte qu’il règne un très mauvais esprit au régiment belge de hussards n°8 à Anvers. Le 12 avril 1815, 160 hussards de ce même régiment désertent et quittent Mons pour passer en France.
D’après le général Martuschewitz, les hussards hanovriens au service de l’Angleterre désertent en grand nombre. Ce sont surtout des Alsaciens, des Lorrains et des Belges qui avaient été faits prisonniers en Espagne.
Dans un rapport au général Tindal, le Colonel hollandais Palavicini signale que des officiers du dépôt des hussards belges ont échangé des coups de sabre avec des officiers hanovriens. L’état d’esprit des militaires, composant les régiments à peine formés en Belgique, est inquiétant.

Au début de juin 1815, toutes les unités «belges» seront donc noyées dans les divisions hollandaises.

En France, on s’organise pour accueillir les déserteurs. Le 5e Etranger est créé. Le général Sebastiani écrit à Davoust: «Je pense qu’il serait utile de faire savoir sur, toute la ligne que tous les anciens militaires belges qui voudront rejoindre leur corps y seront reçus avec plaisir et même en obtenant des avantages».
Davoust fait savoir à Evain, chef de la division d’artillerie au ministère de la guerre : « Il faut 3000 fusils à Guise et à Avesnes dans les meilleurs délais pour pouvoir armer les paysans belges et liégeois si nous avons du succès».
Presque tous les gardes champêtres sont de vieux soldats attachés à l’Empereur. Ils l’informent avec précision des stationnements et des mouvements des troupes alliées.

Le duc de Wellington s’en inquiète le 5 avril 1815 auprès de Gneiseneau, chef d’état‑major du maréchal Blücher :

« ce pays est si intéressant pour les puissances alliées qu’il serait de la dernière importance pour Bonaparte de nous faire rétrograder derrière Bruxelles, de chasser le roi de France et de renverser l’ordre de choses qu’a établi ici le roi des Pays‑Bas. Ce serait d’un effet terrible sur l’opinion publique »

Quant à la population civile de nos régions, en juin 1815, elle semble n’aspirer qu’à une seule chose : la paix.
Mais une paix juste.
Depuis le retrait et la capitulation des troupes françaises en avril 1814, notre région a été occupée par les Alliés, avec plus ou moins de chance suivant les nationalités stationnées dans les entités. Mais, en règle générale, on peut admettre que le comportement de ces troupes et les réquisitions qu’elles effectuaient sur le pays ne leur ont pas attiré la sympathie des habitants.

C’est ainsi que le major de Wesemer écrit de Charleroi, le 17 mars:

«Le peuple d’ici est laborieux et industrieux, par conséquent bon et nullement incliné à prendre un mauvais parti, mais je ne puis en dire autant de beaucoup de gens aisés, la plupart nés français, dont j’ai appris à connaître la façon de penser à l’occasion de la fête qui a eu lieu ici à l’honneur de notre Roy; ces gens pour montrer leur mépris, à peine auraient‑ils une chandelle à leur fenêtre; ils ont tenu même des propos indécents et dangereux contre le gouvernement…

Il est venu à ma connaissance qu’il se tient ici des assemblées nocturnes et que l’on y boit à la santé de Napoléon…

Toutefois un homme de la maréchaussée a été arrêté pour avoir crié  » Vive Napoléon » dans un café … »

Le 16 avril 1815, l’intendant de Jemappes, Monsieur de la Motte, répond au maire de Bruxelles, van der Linden d’Hoogvorst qu’il lui est impossible de faire face à toutes les réquisitions des Alliés.

« … L’arrondissement de Charleroy est encore en position plus affreuse puisqu’il est ruiné par le passage des corps de messieurs les généraux Wintzingerode, Boyen, Bülow, Borschtell, etc… »

A tout ceci vient s’ajouter qu’au mois d’avril, la maréchaussée signale que « des officiers de Napoléon répandent des adresses séditieuses dans les environs de Charleroy ».
Fin avril, un inspecteur général des postes de France qui se réfugie en « Belgique » a prévenu le commandant de la place de Charleroi de « se tenir sur ses gardes, car il y aura des coups de fusil bientôt».

Le commandant de la place rapporte encore:

« Sur la place publique de la ville haute un nommé Leçon devant une foule de monde a tenu des propos indécents et dangereux en apostrophant un déserteur français et après avoir fait entendre publiquement sa façon de penser, il accabla ce malheureux d’injures en lui reprochant qu’il était un lâche d’avoir abandonné les drapeaux de son souverain légitime Napoléon … »

D’autres témoignages, provenant des forces d’occupation alliées elles-mêmes, attestent du fossé grandissant entre la population et le pouvoir. 

Les Anglais ne s’y trompent point.
« Ils sont Français de cœur » dit un Lieutenant dénommé Woodberry dans son Journal de Campagne.
Un autre, Cavalié Mercer, remarque: « Ils nous regardent avec un dédain railleur ».
Parlant des Bruxellois, un officier d’état‑major, le Lieutenant‑colonel Basil Jackson, est forcé d’avouer : «Une bonne moitié d’entre eux est Français de cœur et prêts à accueillir en amis un Napoléon victorieux ».

Le 7 juin, peu jours avant le début des combats, Monsieur de la Motte écrit au gouverneur général:

« … Les mêmes plaintes me parviennent de l’arrondissement de Charleroy: des maires arrêtés, réduits au pain et à l’eau, distraits de leurs juges naturels, la responsabilité du sous‑intendant de Charleroy méprisée et en résultat des troupes abandonnées, sans chefs et par suite une insubordination qui paraît ne plus avoir de bornes.

D’un autre côte, le peuple irrité et pouvant inconsidérément user de droit de représailles. Tel est à cette heure, l’état de l’arrondissement de Mons et Charleroy »
Comment donc s’étonner que les Carolos ne marquent guère d’enthousiasme pour le nouveau gouvernement et un roi des Pays‑Bas, que « l’administration » surnomme «Guillaume le Bon».

Voici donc l’état d’esprit et la situation dans lesquels nos concitoyens de l’époque allaient voir se lever le soleil du 15 juin 1815…
Sans doute faut-il voir là également la raison pour laquelle le 16 juin, le nombre d’officiers voire d’autres militaires originaires de nos provinces sera de loin plus élevé dans l’armée française, que dans l’armée néerlandaise.

Il existe donc un état d’urgence des deux côtés de la frontière et Napoléon y pense probablement alors qu’il prépare les plans de la campagne prochaine.
Tout l’appelle à s’engager en « Belgique », tout concours à ce qu’une victoire rapide et décisive y soit possible, mais il lui faut l’obtenir avant que les armées anglo-néerlandaises et prussiennes ne fusionnent pour l’offensive. Elle formerait alors une masse de plus de 216.000 hommes qui le mettrait dans l’obligation de lutter à 1 contre 2.
En coupant les communications entre elles et en les réduisant, l’une après l’autre, au silence, la victoire est à sa portée.

Son doigt court sur la carte, de Bruxelles, quartier général de Wellington, à Namur, quartier général de Blûcher, il n’existe que deux routes favorables au passage de grandes unités. L’une, par Gembloux et Wavre, l’autre par Sombreffe et les Quatre-Bras.
La chose n’est pas certaine, mais un nom sur la carte à du alors attirer son attention : Fleurus, lieu de la bataille de 1794.
Sent-il confusément que c’est là qu’un acte important de l’avenir de la France se jouera, c’est possible.
Le désire-t-il à cet endroit ? C’est possible également. Une entrée en campagne par une victoire en un lieu hautement symbolique serait incontestablement un énorme avantage psychologique sur l’ennemi.

Encore faut-il amener l’ennemi là où on le veut, quand on le veut.
Celui que l’on appelle souvent le meilleur tacticien du 19ème siècle trouve là un problème à l’égal de son talent.
Pour réussir ce pari impossible, il lui faut résoudre plusieurs problèmes. Le premier est de détourner les troupes de Wellington ou du moins retarder leur arrivée sur le champ de bataille. Cette force, la moins considérable des deux qui lui sont opposées, devra être réduite en second. C’est vers Blücher et ses 123.000 hommes qu’il doit en premier jeter son armée encore fraîche.
La position de ses ennemis sur la carte dicte à l’Empereur la manœuvre à suivre. Les troupes de Wellington occupent un secteur allant d’Ostende à Bruxelles, en longeant la frontière jusqu’à Binche; le secteur des troupes de Blûcher s’étend des environs de Binche jusqu’à Liège, en passant par Charleroi et Namur.

Entre les Français et les Alliés, un seul obstacle majeur: la Sambre. Une seule direction pour la franchir sans buter en plein centre de l’un ou de l’autre ennemi: Charleroi.
Plus encore, pour être efficace l’action doit être rapide, incisive et surtout ignorée de l’ennemi  le plus longtemps possible.
La grande armée reconstituée doit, telle une tempête, traverser la frontière et couper les communications entre les deux alliés. Fermement installée sur les axes de communication, elle attendra alors l’armée de Blücher, qu’elle affrontera sur un terrain qu’elle a choisi pour se retourner ensuite vers Wellington.
Pour réussir cette manœuvre, le temps est un élément fondamental, car il est clair que chaque heure de retard aura des répercussions sur les conditions et les résultats de toute bataille.

Ses choix faits, Napoléon lance ses ordres.
Pendant que l’armée du Nord va prendre ses positions de départ, les Gardes nationaux du nord de la France opéreront des incursions fréquentes dans la partie ouest de la Belgique actuelle.
Ces manœuvres de harcèlement et de diversion troublent Wellington. Il ne sait pas sur quel point porter le gros de ses forces et se trouve donc dans l’impossibilité de redisposer ses troupes pour mieux recevoir l’attaque.
Pendant ce temps la concentration des troupes françaises se réalise en un temps record, le 1er Corps de Drouet d’Erlon, fort de 19775 hommes à pieds, 1875 cavaliers et 46 pièces d’artillerie, a quitté Lille le 9 juin pour Valenciennes.
Le 2me Corps de Reille, 22500 hommes, 2250 cavaliers et 46 pièces, et le 3me Corps de Van Damme, 15775 hommes, 1275 cavaliers et 50 pièces, atteignent Maubeuge.
Le IVe Corps de Gérard, 13350 hommes, 1375 cavaliers et 38 pièces d’artillerie parti de Metz le 7 juin a rejoint Philippeville.

Le 12 juin, peu avant l’aube, l’Empereur part en campagne. 
Le 13 juin, il est à Avesnes et le 14 à Beaumont. Il y installe son quartier général.
La Garde, 15000 hommes, 4400 cavaliers et 126 pièces, le VIe Corps de Lobau, 10300 hommes et 32 pièces, et la Réserve de Cavalerie de Grouchy, 1800 cuirassiers sous les ordres du général Delort, l’y rejoignent.
Dans sa chambre, alors que les derniers préparatifs s’accomplissent, il se laisse peindre pour la dernière fois. David en fait le plus saisissant des portraits.
L’armée française du Nord, qui s’étendait sur un territoire allant de Metz jusqu’à Lille, se retrouve concentrée sur un triangle de quelques  dizaines de kilomètres. Elle est forte de 110.000 hommes et appuyée par au moins 344 canons.

Le nombre y est donc, mais que vaut cette armée ?
Au point de vue psychologique et du moral, l’armée impériale est certainement supérieure à celle des Alliés. « L Aigle volant de clocher en clocher» a ranimé la flamme du patriotisme. La Patrie est à nouveau en danger, c’est l’esprit de la victoire de Fleurus de 94. Il est d’ailleurs amélioré par la volonté de revanche de l’occupation alliée de 1814. Bref, un moral d’acier!
L’artillerie est toujours aussi performante et nombreuse qu’à l’apogée de l’Empire.
La cavalerie a été remontée «en vitesse» et, bien que le nombre des unités soit suffisant, elles  n’atteignent pas leurs effectifs complets. Ces cavaliers sont presque tous des «anciens». Son équipement est parfait et performant.
L’infanterie? Il faut en distinguer trois sortes.
La Garde: elle n’a rien perdu de sa splendeur et de sa force; de plus, son « dieu » est de nouveau au milieu de ses rangs.
L’infanterie de ligne et légère qui a survécu à la Restauration, est dans un parfait état au point de vue équipement et armement. De plus, ses soldats sont des «vieux de la vieille».
Quant aux unités reconstituées, elles sont composées d’anciens soldats revenus comme volontaires, mais aussi de jeunes recrues qui n’ont jamais vu le feu. Leur équipement n’est pas toujours très réglementaire et est souvent loin d’être complet.
Pour certains, l’équipement se borne à la giberne, une capote de drap de laine gris, parfois un sabre‑briquet, le fusil modèle 1777 ou modifié An IX avec ou sans baïonnette et une cocarde tricolore portée, bien souvent, sur une coiffe presque civile.

Telle est l’apparence de l’armée impériale en ce début de juin 1815.
Si la troupe est enthousiaste pour l’Empereur et prête à tous les efforts et à tous les sacrifices, pour les officiers, on peut être plus réservé. On redoute la trahison et se méfie de cer­tains chefs, seuls les officiers subalternes gardent, à juste titre, la confiance de la troupe.

L’État-major de l’empereur lui-même n’échappe pas à cette déliquescence.
Le chef d’État-major de Napoléon, son fidèle Berthier qui le comprenait et savait traduire en terme clair et précis ses intentions et ses ordres, n’est plus là Il a fui la France lors du retour de l’Empereur. Soult qui lui succède est un brillant général, mais un piètre organisateur, il est détesté de ses généraux et surtout de Ney…
Les rangs des maré­chaux et des généraux se sont éclaircis : Marmont, Macdonald, Lefebvre, Moncey et tant d’autres dont les noms sont inséparables des fastes de l’épopée ne sont plus là. Autour de Napoléon, il en est qui sont accablés de fatigue, qui ont perdu confiance, qui n’ont plus l’allant et l’enthousiasme de jadis : Ney qui se réhabilite malaisément de son attitude pen­dant la Restauration et finira par payer de sa vie son ultime retour vers l’Empereur, Grouchy sur qui pèse trop lourdement la responsabilité de son récent maréchalat…

L’empereur ajoutera à leur propos :

« Le caractère de plusieurs généraux avait été détrempé par les événements de 1814; ils avaient perdu quelque chose de cette audace, de cette résolution et de cette confiance qui leur avaient valu tant de gloire et avaient tant contribué au succès des campagnes passées. »

Un dernier mot sur ce qui fera défaut à l’Empereur et à son armée: les communications !
A cette époque, tous les ordres se portent à cheval par estafettes et officiers de liaison. Mais l’équipe du major général Soult n’est plus celle des «grands dadais de Berthier», ces géants chevauchant jours et nuits, sans repos, ne se trompant jamais de route et trouvant toujours le destinataire de leur message … Durant la journée du 16 juin, on verra des officiers d’ordonnance faire Fleurus ‑ Charleroi ‑ Quatre‑Bras, soit près de 28 kilomètres, alors que les champs de bataille ne sont distants que de douze, s’imposant le détour par Charleroi pour ne pas prendre le risque d’être capturés ou par peur de se perdre! De plus, Berthier multipliait les courriers par deux, voire trois … Soult n’en enverra qu’un seul à la fois !

Enfin, un rappel concernant la cartographie. Les seuls documents exploitables étaient les cartes établies par le comte joseph de Ferraris, entre 1771 et 1778, soit près de 40 ans plus tôt, à l’échelle 1/11.520. Il en existait une réduction à l’échelle 1/86.400, appelée carte chlorographique. Ayant trouvé les cuivres d’impression à Bruxelles, en 1794, les Français les avaient fait reproduire, mais tous les généraux n’en disposaient pas en 1815.

On peut dire en résumé que la France n’a pas épuisé toutes ses ressources, mais, proportionnellement à la tâche à accomplir, Il n’y que peu de réserves.

Le 14 de Beaumont, Napoléon lance sa dernière proclamation qui se termine par cette phrase: «Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr».
L’ordre de mouvement donné est complexe et minutieusement minuté.

Le 15 juin les unités lèveront le camp pour franchir la Sambre, le plus rapidement possible, à proximité de Charleroi.
Cinq ponts sont gardés dans ce secteur: Charleroi, Marchienne, l’Abbaye d’Aulne, Thuin et Lobbes. Les trois derniers ne sont pas intéressants au point de vue tactique, car ils ne débouchent pas sur des routes principales et le relief est trop important, aussi bien rive gauche que rive droite, pour rendre tout passage d’artillerie et du Train facile et rentable. Cela coûterait trop cher en chevaux (seul moyen de traction de l’époque) et la France en est déjà pauvre.
Les ponts de Marchienne et de Charleroi sont donc tout désignés. Il en faut un troisième et ce sera celui de Châtelet, plus lointain, mais non défendu. Le départ est prévu à 3 heures, les ponts devant être pris vers 9 h.

L’armée impériale se déplacera par trois itinéraires avec, chaque fois, deux échelons:

Au ler echelon, à gauche, se trouve le 2e Corps de Reille, il s’avance par Solre-sur‑Sambre, Thuin, Marchienne.

Au centre, le 3e Corps de Vandamme, précédé des cavaliers de Domon et Pajol, passe par Beaumont, Ham‑sur‑Heure, Charleroi.

A droite, le 4e Corps de Gérard suit un itinéraire  par Florennes, Gerpinnes, Châtelet  et Charleroi.

Suivant ces troupes, on découvre le 2e echelon avec à gauche le 1er Corps d’Erlon dont l’ordre de mission ne spécifie pas s’il doit passer la Sambre à Marchienne ou à Charleroi, au centre, la Garde,  le 6ème corps de Lobau et à droite la réserve de cavalerie de Grouchy (14e division de cavalerie du général Delort) .

Le plan de l’empereur est brillant. Il préfigure le concept de Blitzkrieg, la guerre éclair. 125 ans plus tard, en mai 1940, les Allemands réinventeront cette technique, en l’adaptant à l’armement moderne … pour une autre invasion de la Belgique.

Henry Houssaye.
1815 Waterloo

« jamais aux heures fortunées d’Austerlitz et de Friedland, Napoléon n’avait dicté un dispositif de marche plus étudié ni mieux conçu. Jamais son génie n’avait été plus lucide, jamais il n’avait mieux montré son application au détail, ses larges vues sur l’ensemble, sa clarté et sa maîtrise de la guerre. »

En fait il s’adapte simplement au moyen qui est les siens.
Il part du principe que ceux-ci étant plus faibles, ils doivent logiquement  être mieux utilisés.

Face aux Français, au mois de juin, quatre corps d’armée prussiens, 118.000 hommes environ, s’étendent sur un large front. Le 1er, sous les ordres du général von Zieten, occupe Thuin, Fontaine-L’Évêque, Marchienne, Charleroi, Moustiers, Fleurus, Sombreffe et Gembloux. Le 2ème, Pirch 1er, est à Namur, Héron, Tourinnes, Hannut. Le 3e, Thielmann, est à Ciney, Dinant, Huy. Le 4e, Bulow, est à Liège et à Tongres.

Les troupes anglaises, augmentées des Zuid-Neerlanders, de la Légion allemande, des Brunswickois, des Hanovriens et des Nassauviens, campent sur la rive gauche de l’Escaut, jusqu’à l’ouest de la route de Bruxelles à Charleroi. Au total, près de 93.000 hommes. C’est Wellington qui est à leur tête. Blücher commande les Prussiens.

Une grande unité prussienne défend donc les passages de la Sambre : le 1er Corps d’Armée dont l’Etat‑Major est cantonné à Charleroi, sous le commandement de von Zieten.
Une brigade de plus ou moins 1600 hommes, la 1ère, sous les ordres de von Steinmetz, a son quartier Général à Fontaine‑l’Evêque. Une seconde, de force équivalente, la 2ème Brigade de von Pirch a son quartier Général à Marchienneau‑Pont.

La première partie du pari de l’Empereur est gagnée. Alors que les trois colonnes de l’armée française débutent leur marche en avant, le lieu de concentration de l’offensive est toujours inconnu de Wellington. C’est l’une des plus belles opérations de désinformation stratégique de Napoléon.
Les avant-postes prussiens ne sont qu’à une douzaine de kilomètres des avant-gardes françaises.

Le 15 juin, les premiers Bivouacs sont levés dès 2 h 30 du matin.
Dès 3 heures et demie, le IIe Corps (Reille) a quitté Leers‑et-Fosteau. Les tirailleurs français attaquent les avant‑postes de Pirch Il et les refoulent sur Lobbes, Thuin et Ham‑sur‑Heure. Dans ce dernier village,  les Chasseurs à cheval de Domon éjectent les éléments du 28e prussiens. L’ennemi se replie alors sur Marchienne‑au‑Pont.
A Montignies‑le‑Tilleul, deux escadrons prussiens sont presque anéantis. Enveloppé par un escadron des chasseurs‑lanciers du général Piré, dit Zéphir Piérart, le 2e bataillon de landwehr westphalienne, composé d’étudiants qui ont voué une haine tenace à Napoléon, est fait prisonnier. Ces étudiants parviendront à reprendre leurs armes, mais finiront par être massacrés jusqu’au dernier.

Parallèlement à cette action, le 21e Léger du colonel Maigrot s’empare de l’abbaye d’Aulne et de Lobbes. Bachelu fonce vers Montigny‑le‑Tilleul en occupant l’un après l’autre les huit ponts en amont de Marchienne‑au‑Pont.

Vers 10 heures du matin, l’avant‑garde française arrive face à Marchienne. Venant de Montignies‑le‑Tilleul, les lanciers de Piré, toutes ses trompettes sonnantes, déboule au lieu‑dit « Spigniat ». Aussitôt, accourue de tous côtés, l’infanterie prussienne se forme précipitamment en carrés. Chargé plusieurs fois par les Français, l’ennemi laisse de nombreux morts sur le terrain et se replie. Attaquant le reste du bataillon prussien à la baïonnette, le 2e Léger dégage le pont. 

Bien que bousculée, l’armée prussienne résiste âprement, mais à midi Marchienne est occupée.
Avant de disparaître, un Prussien, dit Pierre‑Antoine Masset, grimpe sur un tas de cendres et fait un pied de nez aux Français. A peine les vainqueurs sont‑ils entrés dans Marchienne, raconte le même auteur, qu’une femme parcourt les lieux du combat, dévalise les blessés et déshabille les morts. Une quinzaine de jeunes gaillards se débarrassent de leurs vêtements et s’affublent d’uniformes enlevés aux cadavres prussiens dont ils prennent les armes. Arrêtés peu après par des Français coiffés du bonnet (des grenadiers) à poils, ils sont contraints d’abandonner tout ce qu’ils ont pris. En guise de punition, les bonnets à poils leur administrent quelques soufflets.
Le IIe corps de Reille a rempli sa mission, mais le 1er Corps de Drouet d’Erlon, qui le suit, parti de Solre‑sur‑Sambre, ne franchira la Sambre qu’avec plusieurs heures de retard.
Le succès étant de son côté, Reille ne perd pas de temps. Il pousse aussitôt ses troupes en avant vers Jumet et Gosselies à la poursuite de Steinmetz qui a abandonné la rive gauche de la Sambre pour se replier vers Fleurus.

La progression du 3eme corps, fer de lance du centre, si elle a été moins contrariée par les combats n’en a pas été plus rapide pour autant.
A Beaumont le général Vandamme qui était arrivé le premier, a dû céder la place au 6e corps de Lobau et à la garde impériale.
Vandamme, dont la bravoure, mais aussi le mauvais caractère sont célébrés, est rejeté à Strée, sans que personne en semble informé.
Sans doute faut-il voir là la raison pour laquelle, l’ordre lui ordonnant d’ouvrir la marche le 15 juin dès 3 h. ne lui parviendra pas.
Ainsi, lorsque Lobau  parti de Beaumont dès 4 h se présente à Strée, il trouve Vandamme endormi.  Celui-ci ne peut partir qu’à 6 heures, désorganisant la colonne et obligeant Napoléon à revoir son ordre de marche.
Seule capable de réagir rapidement, la cavalerie de Pajol avancera donc seule jusque Charleroi.
Aux approches de la ville, des bataillons ennemis, formés en carrés, opposent une vive résistance. Il faut plusieurs charges pour en venir à bout, le combat est meurtrier. Une partie des Prussiens se rend, mais les autres reculent et parviennent à passer le pont de Charleroi derrière lequel ils se retranchent.
C’est dans les délais définis par l’Empereur, soit à 8 h, que le lieutenant‑général Pajol arrive à Marcinelle. Il est à la tête de 1328 hussards du 1er corps de cavalerie (composé des 1ère et 21 brigades).

A l’époque, Marcinelle est relié à Charleroi par une digue d’environ 300 mètres bordée de haies, traversant des marécages. Elle conduit à une place – celle de la Ville Basse ‑ par laquelle on accède à l’unique pont sur la Sambre, qui coule à l’emplacement de l’actuel boulevard Tirou.
Le pont se trouvait dans l’exact prolongement de la rue de la Montagne.
Ce pont construit en pierre, long d’une trentaine de mètres et large de 8, entre des parapets en bois, est défendu par les Prussiens de Zieten, retranchés dans les maisons. Bloqué sur la rive droite, il est accueilli par un feu nourri, une charge du 1″ hussards tente, mais en vain, de s’emparer de l’ouvrage d’art. Pajol piétine puis décide, prudent, d’attendre un renfort d’infanterie.
Vers onze heures, apparaissent enfin les renforts attendus… mais ils ne sont pas du 3e corps.

Suite au retard des troupes de Vandamme, ce sont les sapeurs et marins de la garde du général Rogniat et la jeune garde du général Duhesme qui se présentent devant la ville accompagnés de l’Empereur.

Alors qu’elle est parvenue aux portes de la ville, l’armée impériale semble marquer une hésitation.
La forteresse impressionne-t-elle les assaillants ?
L’Empereur en profite-t-il pour faire le point ou réorganiser ses troupes ?
Personne ne sait, mais 1 heure trente passe.

Brusquement, avant que les Prussiens n’aient le temps de le détruire, sapeurs et marins montent à l’assaut. A coups de hache, ils enfoncent les barricades dressées sur le pont  et les jettent dans la Sambre. Prolongeant leur mouvement, ils s’attaquent aux portes de la ville et les font sauter.
La voie ouverte, l’Empereur lance la cavalerie de Pajol qui, au grand trot, gravit la rue de la Montagne et fonce sur Gilly, à la poursuite des Prussiens de la brigade Pirch II.
Le pont de la Sambre libéré, Napoléon devançant ses troupes, empruntant la même route que les cavaliers de Pajol,  monte par l’actuelle rue de la Montagne, traverse la place de la Ville Haute, s’engage dans la rue Neuve et  s’arrête avec son État-Major dans une guinguette, le cabaret de Belle-Vue, qui se situait à proximité de l’actuelle Université du Travail. On lui apporte une chaise sur laquelle il s’installe, alors que la jeune Garde défile devant lui.   Au bout des baïonnettes s’agitent les bonnets à poils et les shakos. Les officiers brandissent leur sabre. L’enthousiasme, écrit Henry Houssaye, tenait de « la frénésie ; des soldats sortaient des rangs pour embrasser le cheval de leur empereur ».
Mais ni les « Hourra! », ni les « Vive I’Empereur » ne l’empêchèrent de s’assoupir, ce qui vaudra à la Belle-Vue de se voir affublée du surnom d’ « Auberge de la Somnolence».

Lieutenant‑colonel de Baudus.
Etudes sur Napoléon

« L’Empereur arrive vers 11 heures. La cavalerie refoule les Prussiens qui, de Charleroi, battent en retraite sur Fleurus. Napoléon traverse la ville, allant vers les hauteurs où il s’arrête à la guinguette portant l’enseigne A la belle‑vue, Il s’y assied en plein air et, tandis que les troupes défilent en l’acclamant, il dort pendant quelques instants. »

Satisfait de l’avance de ses troupes, Napoléon redescend déjeuner chez feu le maître de forges Ferdinand Puissant qui s’est fait construire, cinq ans plus tôt, une belle demeure dans le style Empire, entourée d’un parc et d’un grillage. (Le château sera vendu en 1871 à la Banque Nationale de Belgique et démoli en 1912).
C’est chez ce notable de la ville Basse tué au service de l’empereur que le général prussien Zieten, commandant le  corps d’armée qui défendait Charleroi, avait établi son quartier général. Il en était parti quelques heures plus tôt.
Ces instants de répit sont pour nous l’occasion de revenir sur d’autres événements de cette demi-journée déjà riche.

Suivant la lente progression de ses troupes, l’Empereur s’est arrêté fréquemment. A ces occasions les contacts avec la population ont été nombreux.
A Thy‑le‑Château, il rencontre un habitant qui parle à des Hussards de Pajol. C’est un ancien de la  « garde d’honneur ». L’Empereur le nomme lieutenant dans le régiment, cet homme, un nommé Duhaut, sera tué au cours de la campagne.
Une nouvelle halte est faite à Jamioulx.
Un bivouac provisoire est établi: soldats et chevaux se rafraîchissent à l’Eau d’Heure.
C’est un va‑et‑vient sans fin dans les rues du village: la colonne ne compte pas moins de 30.000 hommes. Napoléon profite de ces arrêts pour, tout en dirigeant l’armée, continuer à gouverner la France.
Il envoie une lettre à son frère Joseph à Paris, et aussi d’autres instructions au comte Reille (2e Corps) et au comte d’Erlon (ler Corps).
Le curé de Jamioulx, Jean Nicolas Jénicot, pasteur de la petite paroisse, assiste à tout cela depuis son verger, regardant avec inquiétude les déplacements de la troupe. Soudain, son regard tombe sur l’Empereur appuyé contre le tuteur d’un jeune poirier, les mains derrière le dos et il semble absorbé par ses pensées. Le curé s’approche et la conversation s’engage.
On ignore tout de la discussion qui suivit, le curé lui-même ne s’en étant jamais ouvert.
Mais on dit que Napoléon prit un carnet et invita le curé à inscrire son nom et celui de sa paroisse, et lui‑même y ajouta « Evêque de Tournai ».
Evêque de Tournai !
Sans doute le vieux prêtre aurait-il pu le devenir si, trois jours plus tard, il n’y avait eu Waterloo.
Le curé conserva religieusement le tuteur contre lequel s’était appuyé l’Empereur, il l’appelait avec ironie «mon bâton d’Evêque». Mort en 1831, après 61 ans de sacerdoce à Jamioulx, il est enterré dans le vieux cimetière auprès de ses parents.

Au cours de quelques jours que dura cette campagne, un problème impossible à résoudre  obsédera Napoléon : sa méconnaissance du terrain sur lequel il lutte. Pour pallier à cette carence, sa seule solution, en l’absence de cartes topographiques de qualité,  est de recourir à des guides et informateurs locaux. Ainsi, dès son arrivée à Beaumont, il questionnera la maîtresse des postes sur les routes reliant la France à Charleroi.
A Marcinelle, c’est un certain Isidore Cordier, dont la grange a été réquisitionnée pour abriter les blessés,  qui le renseignera sur la topographie du lieu.
Quant aux guides qui l’aideront dès la frontière franchie, deux, dont les noms nous sont parvenus,  étaient d’anciens officiers « belges » de l’armée impériale.
L’un, le messager Germain Thévenier ancien de la campagne de Russie, accompagnera l’empereur vers Fleurus, l’autre, un ancien sous-lieutenant du 95e de ligne amputée durant la bataille de Pampelune (Espagne) nommé Gaspard Van Drèche qui habitait rue Neuve à Charleroi, accompagnera Ney au Quatre-Bras.

Avant de reprendre le fil de ce récit, un dernière donnée appelle quelques commentaires : l’état d’esprit de la population belge lorsqu’elle voit arriver les troupes françaises.
Des explosions de joie saluent l’apparition de l’armée impériale.
Au fil de la route, les témoignages de la population se multiplient.
De nombreux vétérans qui après la bataille et la fin de l’empire prendront la plume en témoignent.

Georges Barral
L’épopée de Waterloo

« Le bonheur des Belges, conte un vétéran, ne saurait se peindre assez vivement. Il y a des villages où, sur notre passage ou les habitants ont formé des danses et nous ont remis des fleurs et des gerbes de feuillages… Au hameau de Nalinnes une jeune paysanne a mis dans ma main un petit bouquet de roses liées avec un ruban aux couleurs françaises. je lui ai fait le salut militaire, puis je l’ai embrassée ».

Les témoignages de ce genre sont nombreux.

Guillaume Aubertin
Journal de Campagne de 1815

« Les paysans organisent des rondes au son des violons »  

A Châtelet,  le capitaine François dit le Dromadaire d’Egypte note dans son journal ce que les habitants disent aux grognards :

« Nous vous attendions avec impatience pour nous délivrer de nos tyrans. Comptez sur nous ; comme vous, nous sommes Français ».

Guillaume Aubertin rapporte à propos de Charleroi

« Napoléon est complimenté par le maire et les autorités de la ville et acclamé par les habitants qui ovationnent les Français comme des libérateurs ».

Le Bulletin de l’Armée du 15 juin soulignera cet accueil de la population belge : « La joie des Belges ne saurait se décrire. Il y a des villages qui, à la vue de leurs libérateurs, ont formé des danses, et partout c’est un élan qui part du cœur.»

Wellington lui‑même s’inquiète.
Apprenant l’avance française, il confiera au Commissaire prussien, le General Fréderich von Müffling, attaché à sa personne :

« Les nombreux amis de Napoléon qui sont ici vont lever la tête »

Il est une partie de l’armée dont nous avons encore peu parlé, le 4eme corps de Gérard qui occupe l’aile droite de l’armée.
Si c’est pratiquement sans combattre qu’il gagnera Charleroi, ce n’est pas sans problème.
Ancien émigré de l’armée de Condé, ancien chef d’état-major des Vendéens, ancien chef de Chouans, le général Louis-Auguste, comte de Gaisme de Bourmont, commande une division d’infanterie du 4e corps. Le 15 juin, très tôt le matin, il passe à l’ennemi avec tout son état-major. Vite connue de toute l’armée, cette défection cause le plus mauvais effet parmi les soldats; ceux que commandait Bourmont manifestent une grande agitation. Le général Hulot, sous-ordre du transfuge, et le chef du 4e corps Gérard parviennent cependant à rétablir le calme.

Mais la colonne est déstabilisée et retardée.
A deux heures, le corps de Gérard n’a guère dépassé le frontière.
A la même heure, à Charleroi où il a déjà choisi d’installer son quartier général pour la nuit, Napoléon fait le décompte des troupes qui l’on déjà rejoint.
20.000 hommes à peine ont déjà traversé la Sambre alors qu’il en espérait 60.000 et 134 canons.
Certaines pièces d’artillerie de gros calibre ont même dû être abandonnées suite aux dégâts causés sur les routes par de récents orages d’été.

Ainsi, Napoléon, à Sainte-Hélène, se souviendra :

« Le 15 juin, le 30ème corps devait prendre les armes à 3 heures du matin, et arriver devant Charleroi à 10 heures; il n’arriva qu’à 3 heures de l’après‑midi … »

Un autre problème se pose à lui.
Les retards accumulés au cours de la matinée rendent plus difficiles à atteindre les buts ambitieux que l’Empereur avait fixés pour son armée. Quant à la trahison de Bourmont, elle a probablement permis à Blûcher de découvrir l’essentiel du plan de l’Empereur.
En grand tacticien et général, Napoléon sait que renoncer aux objectifs qu’il a lui-même fixés serait l’une des pires choses qu’il pourrait faire à son armée. Coûte que coûte,il lui faut donc poursuivre son plan.
Ayant appris que les Prussiens sont  sur sa route à Gosselies, Napoléon fait donner l’ordre au général Reille de marcher sur cette localité vers laquelle se dirigent déjà les hussards du colonel Clary. L’Empereur prescrit de plus à Lefebvre‑Desnoëttes, qui se trouve à la tête de la division de la cavalerie légère de la garde, d’aller renforcer les hussards de Clary lequel a fait savoir à Napoléon que les Prussiens ‑il s’agit de la brigade Steinmetz ‑occupent en force Jumet et Gosselies. Drouet‑d’Erlon reçoit également l’ordre de se porter sur Gosselies.  Quant à la jeune  garde du général Duhesme, elle devra s’avancer sur la route de Bruxelles.

Pendant ce temps, les renforts continuent d’arriver à Charleroi.
La réserve de cavalerie du maréchal Grouchy qui occupait l’aile droite arrive dans la ville. Elle est suivie par une partie de la garde impériale et le corps du général Vandamme qui lui n’arrivera que vers 4 h.

« Sur la route de Bruxelles, Clary se heurte bientôt à la cavalerie de Lutzow et au 29″ régiment prussien qui couvraient la concentration de la brigade Stein­metz à Gosselies ».

Attaquée par de la cavalerie et de l’infanterie, cette localité ne tarde pas à tomber aux mains des Français, donnant raison à l’Empereur. Il faut continuer à repousser l’ennemi tant qu’il est déstabilisé.
A trois heures enfin, la chance semble sourire à l’Empereur.
Le, maréchal Ney, duc d’Elchingen et prince de la Moskowa, se présente devant l’Empereur.
Ney, « le brave des braves», qui n’a été prévenu de rejoindre l’armée que la veille du départ de Napoléon pour la frontière, a connu pour rejoindre l’Empereur un aventure presque rocambolesque.
Il est arrivé le 13 à Avesnes avec le colonel Heymès, son premier aide de camp.
Le lendemain, une carriole de paysan l’a conduit à Beaumont où, le 15, ils ont acheté chacun un couple de chevaux au maréchal Mortier qui «sous le vain prétexte d’un accès de goutte à la main », ne va pas tarder à regagner Paris.
Avec le colonel Heymès, Ney a aussitôt rallié Charleroi.
En voyant le « brave des braves», les soldats s’écrient « ça va marcher, v’ là le Rougeot », allusion à la couleur rougeâtre des cheveux du maréchal.

Immédiatement, l’Empereur lui confie le commandement des 1 er et 2e corps d’infanterie et de la division de cavalerie légère de Piré.
Arrive le maréchal Grouchy qui vient d’avoir été reconnaître la position de Gilly et demande à l’Empereur de lui donner des ordres. Napoléon enfourche immédiatement un cheval blanc pommelé, « voulant, écrit Henry Houssaye, se rendre compte par lui-même ». Avec le guide qu’il a demandé, il se dirige « vers le moulin à vent situé au nord de la route de Châtelineau », et monté dans ce moulin, il scrute à la lorgnette, au travers d’une lucarne, les positions prussiennes.
Pirch II, en effet, s’est installé au-delà de Gilly, derrière un ruisseau baptisé le Grand‑Rieu. Quatre bataillons prussiens, avec de l’artillerie, occupent « les pentes des hauteurs boisées qui dominent le vallon depuis l’abbaye de Soleilmont jusqu’à Châtelineau ». Trois autres bataillons et un régiment de dragons sont installés à proximité de Lambusart, au débouché du chemin de Gilly. Après avoir examiné les positions ennemies et donné ses ordres à Grouchy pour attaquer les Prussiens, Napoléon retourne à Charleroi afin de hâter la marche des troupes de Vandamme dont les premiers éléments commencent seulement à arriver en vue de l’ennemi vers les 5 heures du soir. Mauvaise tête, Vandamme refuse d’ailleurs d’obéir à Grouchy et l’on perd ainsi un temps précieux avant d’engager le combat.
Étonné de ne pas entendre le bruit du canon, l’Empereur retourne à Gilly et prend lui‑même les choses en main. L’affaire débute par un échange de coups de canon, les bouches à feu prussiennes sont rapidement réduites au silence.
Aussitôt après, l’infanterie française se précipite en avant, mais les Prussiens font bonne contenance.
Pour les faire reculer, il faut plusieurs attaques des fantassins de Vandamme et une charge vigoureuse des dragons de Grouchy. Furieux de voir les Prussiens se retirer en bon ordre, Napoléon donne l’ordre au général Letort, l’un de ses aides‑de-camp, de prendre les quatre escadrons de service et de charger les bataillons prussiens. Parant au plus pressé, Letort se met à la tête des dragons – « les seuls, dit Henry Houssaye, qui à ce moment soient prêts à marcher » ‑ et s’élance sur les Prussiens. Trois bataillons, dont deux de landwehr et un de Berghes, formés en carrés, sont impitoyablement sabrés par les dragons français et les trois autres escadrons de service de l’Empereur.

Pendant la poursuite, au lieu‑dit « Cayat de l’Empereur », le général Letort tombe de cheval. Une balle prussienne vient de l’atteindre au bas‑ventre; la blessure est mortelle. Amené d’abord sur une civière jusqu’à l’habitation de Bonaventure Gilliaux, maire de Gilly, où il reçut les premiers soins du docteur Hannoteau, disent les auteurs de « Gilly à travers les âges », Letort fut ensuite transporté à Charleroi, dans la maison du notaire Delbruyère et c’est là que, deux jours après, trépassa ce brave.
Vers 2 heures, ayant reçu des nouvelles concernant les mouvements de l’ennemi, il donne des ordres, s’entretient avec le maréchal Ney qui vient de rejoindre l’armée et lui donne le commandement des troupes qui constitueront l’aile gauche.

Napoléon donne l’ordre suivant, rapporté par le Général Gourgaud

« Allez, poussez l’ennemi sur la route de Bruxelles et prenez position aux Quatre‑Bras. »

Le plan de l’Empereur s’inscrit dans un triangle : la gauche vers les Quatre‑Bras, la droite à Sombreffe, la réserve à Fleurus qui pourra se diriger vers le point de la plus forte résistance.
Après 3 heures, le maréchal Grouchy vient demander des instructions. La division prussienne de Pirch II s’étant établie en arrière de Gilly, Napoléon se rend sur place, donne l’ordre d’attaquer puis retourne à Charleroi.
L’attaque vers Gilly est menée mollement et l’Empereur doit retourner sur les lieux. C’est là qu’il ordonne au général Letort, l’un de ses aides de camp, de charger l’infanterie ennemie. Letort est tué dans cette charge. Les Français sont maîtres du champ de bataille, mais, les généraux ne poussant pas leurs avantages, quand la nuit sera venue, ils ne seront maîtres ni de Fleurus ni des Quatre‑Bras.

Ainsi, Napoléon, alors qu’il est déjà à Sainte-Hélène, dira en se souvenant de ce début de campagne :

« Le 15 juin, le 30ème corps devait prendre les armes à 3 heures du matin, et arriver devant Charleroi à 10 heures; il n’arriva qu’à 3 heures de l’après‑midi… Le même jour, l’attaque des bois en avant de Fleurus qui avait été ordonnée pour 4 heures de l’après‑midi n’eut lieu qu’à 7 heures. La nuit survint avant qu’on pût entrer à Fleurus, où le projet du chef avait été de placer son quartier général. Cette perte de sept heures était bien fâcheuse au début d’une campagne. »

Le soir du 15 juin, après 8 heures, Napoléon regagne Charleroi.

Théodore‑Joseph Prunieau, maire de la ville de Charleroi de 1814 à 1824

« On avait déjà ramené à Charleroi beaucoup de blessés ; l’attente des grands événements qui allaient se passer, les maisons des habitants occupées par un état‑major nombreux et par la Garde, la plus grande partie de l’armée bivouaquée dans les environs et dont des hauteurs de la ville haute on apercevait les feux, tout cela formait un spectacle terrible et majestueux qui jetait dans les âmes un sentiment de stupeur difficile à décrire. »

Par les rues encombrées et ténébreuses, l’escorte impériale se dirige vers le quartier général. Celui‑ci est installé dans le château d’un maître de forges, Ferdinand Puissant. C’est une demeure élégante, située dans la ville basse, qu’envahissent officiers, scribes et domestiques. Un vestibule, pavé de mosaïques, orné de statues, mène à l’esca­lier. Au premier étage, meublé avec goût, une chambre déco­rée de peintures sur plâtre est réservée à l’Empereur.
L’ordre de mouvement des corps d’armée conçu par Napoléon pour cette journée pouvait bien être parfait, il n’en a pas été respecté pour autant. Etabli en fonction du temps normalement nécessaire à l’écoulement des colonnes en direction de Charleroi, il subit les effets des erreurs de transmission des ordres des départs retardés,, de la faiblesse des moyens de liaisons, de la nature du terrain, de l’enthousiasme de la population et de la résistance de l’ennemi.
Genée dans son mouvement, l’armée impériale est en retard sur son horaire

Dans ses cahiers,  le capitaine Coignet  constate

« Lorsque nous fûmes entrés dans ce pays fertile de la Belgique, au milieu des seigles très hauts, les colonnes avaient de la peine à se frayer des routes; les premiers rangs ne pouvaient avancer. Quand on les avait foulés aux pieds, ce n’était que paille où la cavalerie se perdait. » 

Blücher, dont on ne sait à quel moment il fut informé des mouvements de troupes français, ordonne, à marche forcée, le redéploiement et la concentration des troupes sous ses ordres dans la position de Sombreffe. Il y fixera son quartier général dans la journée du 15.
Il entre, tend les mains vers la flamme des bûches, car il est frileux, se penche sur les cartes. D’un regard, il mesure le terrain de ses futures manœuvres, et situe son armée dont il a décidé le partage en trois groupes. C’est lui qui commandera le centre et la réserve, c’est‑à‑dire le 6e corps (Lobau), la Garde impériale composée des grenadiers, de la moyenne Garde, (les chasseurs), de la jeune Garde, des grenadiers à cheval et des dragons. Au total, 28.180 hommes, 122 bouches à feu. L’aile droite, ayant à sa tête le maréchal Grouchy, comprendra le 3e corps, (Vandamme), le 4e, (Gérard), la cavalerie de Pajol, celle d’Excelmans et les cuirassiers de Milhaud. 38.000 hommes, 112 canons. Quant à l’aile gauche, confiée au maréchal Ney, elle réunira le 1er corps, (d’Erlon), le 2e, (Reille), les cavaliers de Lefebvre‑Desnouëttes et les cuirassiers de Kellermann. 47.450 hommes, 116 bouches à feu.
Pendant un bref moment, Napoléon se repose.

Mémoires de Marchand, premier valet de chambre et exécuteur testamentaire de l’Empereur

« Lorsque le soir, l’Empereur rentra à son quartier général, il était pensif et soucieux de la mort de son aide de camp (Letort), il ne dit mot tout le temps qu’il mît à se déshabiller et donnât ses ordres pour que les divisions de son armée entrassent dans la plaine de Fleurus, illustrée vingt ans auparavant par les plus beaux faits d’armes de l’armée française. »

Ce terrain de Fleurus, il le connaît déjà. Il en a étudié les étendues et les replis, supputant les ressources à en tirer et les manœuvres possibles.

de Fleury de Chaboulon, ex‑secrétaire de l’Empereur Napoléon

« L’Empereur allant de Fleurus à Paris avait conçu le projet de rendre les plaines de Fleurus témoin de nouveaux combats. Il avait fait appeler le maréchal Jourdan, et en avait tiré une foule de renseignements stratégiques très importants. »

Cependant, dans les chambres voisines, les secrétaires copient hâtivement le Bulletin de l’Armée, daté de Charleroi, 15 juin 1815, au soir, et qui, donnant le compte rendu des événements, va être expédié à Paris.
Dans la cour du château Puissant, bivouaque le 2ème bataillon du 1er régiment de grenadiers commandé de service auprès de l’Empereur.

Capitaine Hippolyte Mauduit
Les derniers Jours de la Grande Armée

« Le service s’y fit avec la même ponctualité qu’au palais des Tuileries, à cette différence que nous y étions au nombre de 600 hommes, au lieu de 60, que l’on fournissait à Paris… Nous nous occupâmes à préparer nos aliments pour le repas du matin et pour celui du soir, car depuis près de dix‑huit heures nous avions été en marche et en position, sans pouvoir décrocher nos marmites, et tout annonçait qu’il en serait sans doute ainsi le lendemain : chacun prit donc ses mesures on conséquence, tant pour se procurer des vivres que pour se livrer à quelques heures de repos… À chaque instant, les ordonnances, les aides de camp, les officiers d’état‑major entraient et sortaient de la cour de ce Palais improvisé, et dans leurs mouvements précipités, il leur arriva souvent de culbuter quelques files de nos faisceaux et de faire maugréer nos vieux grenadiers… Personne ne dormait au quartier général. La veille d’une grande bataille n’est jamais là un jour de repos ; les instants sont trop précieux. »

Dans la nuit, Napoléon qui veille reçoit à 11 heures et à minuit des rapports de Grouchy et de Ney. Il a la conviction que les armées prussienne et anglaise s’éloignent l’une de l’autre. La journée du 16 sera décisive, mais il ignore encore les conséquences de la trahison du général Bourmont qui, passé la veille à l’ennemi, a pu avertir celui‑ci des mouvements de l’armée française. Cela aura permis à Blücher de prendre ses précautions. L’Empereur s’en rendra compte en arrivant à Fleurus.
Dès l’aube, le 16 juin, une grande agitation règne dans le quartier impérial. Sans cesse, des aides de camp et des officiers d’ordonnance paraissent sur le perron, réclament leurs chevaux, sautent en selle et prennent le galop dans les rues tortueuses de la ville basse, allant porter ces ordres aux différents corps.

La matinée du 16 juin

Les renseignements reçus au cours de la nuit, au quartier général, ont conforté l’Empereur dans ses intentions d’attaquer séparément Blücher et Wellington et de rejeter le premier sur Liège et le second sur la mer. La concentration de l’armée dans un triangle de ± 12 km de côté devrait lui permettre de manœuvrer en conséquence sans disperser ses troupes sur un large front.
Les Prussiens ont abandonné Fleurus et ont pris la direction de Brye, Saint-Amand et Sombreffe. Blücher a quitté son quartier général de Namur et s’est installé au presbytère de Sombreffe d’où il peut suivre le mouvement de ses troupes autour de Ligny. Il est sans nouvelle de Wellington.

Napoléon a consacré les premières heures de’ la matinée à transmettre ses ordres aux chefs de corps.
Grouchy, sur l’aile droite,  a pour mission d’attaquer les Prussiens à Sombreffe et même à Gembloux et de s’emparer de cette position, tout en gardant la liaison avec Ney. Quant à celui‑ci, sur l’aile gauche, il a reçu l’ordre de réunir les corps de Reille, de d’Erlon et de Kellerman, de s’emparer des QuatreBras et d’ouvrir la route vers Bruxelles où l’Empereur espère faire son entrée, le lendemain à 7 heures du matin.
Ces ordres sont dictés entre 6 et 8 heures. Ils précisent le plan de Napoléon : Grouchy, sur l’aile droite,  a pour mission d’attaquer les Prussiens à Sombreffe et même à Gembloux et de s’emparer de cette position, tout en gardant la liaison avec Ney. Quant à celui‑ci, sur l’aile gauche, il a reçu l’ordre de réunir les corps de Reille, de d’Erlon et de Kellerman, de s’emparer des QuatreBras et d’ouvrir la route vers Bruxelles où l’Empereur espère faire son entrée, le lendemain, 17, à 7 heures du matin après sa jonction avec le centre commandé par Napoléon.

Napoléon appelle le général Flahaut et lui remet une lettre pour le maréchal Ney, insistant sur la haute importance de l’ordre de mouvement.

« Je porte ma Garde sur Fleurus et j’y serai de ma personne avant midi. J’y attaquerai l’ennemi si je le rencontre, et j’éclairerai la route jusqu’à Gembloux. Là, d’après ce qui se passera je prendrai mon parti, peut‑être à 3 heures de l’après‑midi, peut‑être ce soir… »

La Bédoyère est chargé de porter un ordre à Grouchy pour hâter les manœuvres.
On se prépare au départ et les piqueurs, dans la cour, rassemblent déjà les montures de l’escorte. Hâtivement, Napoléon paraphe une lettre pour son frère, le prince Joseph, à Paris.

« Mon frère, le Bulletin vous fera connaître ce qui s’est passé. Je porte mon quartier général à Fleurus… »

A 9 heures, Soult avise le maréchal Ney du mouvement :

« L’Empereur va se rendre à Fleurus » et il lui transmet l’ordre impératif « de battre et de détruire les corps ennemis qui peuvent se présenter. »

Autour du château, les grenadiers s’alignent en tenue de combat, coiffés du bonnet à poil duquel on a ôté les ornements.

Le capitaine Mauduit décrit ainsi le départ.

« Le 16, vers 8 heures du matin, nous reçûmes l’ordre de prendre les armes et de suivre l’Empereur qui allait se porter en avant; à 9 heures, nous nous mîmes en marche pour Fleurus, tambour et musique en tête… Le ciel était pur, comme le ciel de Marengo, dont nous allions fêter, en quelque sorte, l’anniversaire ; le soleil est ardent et nous présage une chaude journée. »

A 10 heures, Napoléon monte dans sa berline. Entourée des chasseurs de l’escorte, suivie des aides de camp, elle roule vers la ville haute, gagne la campagne et prend la route de Fleurus, qui, pendant la nuit, a été évacuée par les Prussiens.
Napoléon arrive à Fleurus avant 11 heures. Selon une tradition locale, Napoléon, en arrivant à Fleurus, aurait pris un léger repas à l’auberge Gahy (Gailly), dite auberge de la Barrière, non loin de Plomcot. Il y rencontre Grouchy qui, devant l’apparition des Prussiens, n’a pu marcher sur Sombreffe. Ainsi donc, Blücher n’a pas battu en retraite, mais, au contraire, a rassemblé la presque totalité de son armée. Tel est le résultat de la trahison de Bourmont. Le plan initial de Napoléon est contrarié. Il en parlera plus tard.

« Mon entrée en campagne avait été des plus habiles et des plus heureuses. je devais surprendre l’ennemi en détail, mais voilà qu’un transfuge sortit du rang de nos généraux pour l’aller avertir à temps. »

Il aura aussi le regret du temps passé à Charleroi :

« J’aurais dû coucher le 15 à Fleurus, battre les Prussiens ce jour‑là, le 16 et les Anglais le 17. »

L’armée prend ses positions.

 Mauduit

« Une poussière accablante nous enveloppait, comme un épais nuage, gênait même notre respiration. La chaleur devenait étouffante, nulle brise ne nous rafraîchissait le visage, le soleil était d’aplomb. A midi, nous sortîmes de cette fournaise et fîmes notre entrée dans cette plaine immense et fertile que la nature semble avoir destinée à être le champ clos de l’Europe centrale. »

Les grenadiers qui, pendant la nuit, avaient été de garde au quartier général de Charleroi ont déjà formé leurs faisceaux. Avec eux, le commandant Mauduit attend l’heure du combat.

« Nous restâmes près d’une heure dans cette position. Chacun cherchait à s’y garantir des rayons du soleil, qui dardait sur notre masse noire, d’une manière fatigante. Parmi nous se trouvaient encore de vieux grenadiers qui, déjà, sous la République, avaient combattu à la bataille de Fleurus ; ils nous en détaillèrent le plan et les mouvements, comme l’eussent fait des officiers d’état-major, et nous rapportèrent quelques curieux épisodes, dans ce langage pittoresque qui n’appartient qu’au vieux grognard. Aussi, se groupa‑t‑on autour d’eux avec intérêt, comme les Arabes autour de leurs pères, quand ceux‑ci les arrachent à leur apathie naturelle par le récit de quelque tradition orientale. Un grenadier déroula même une vieille carte de la Flandre, qu’il avait dans son sac, nous ne savions depuis quand, et là, étendus sur le seigle, si impitoyablement écrasé sous nos pieds, nous nous mîmes à disserter sur les manœuvres de la journée. Nous formâmes un simulacre de tente pour obtenir un peu d’ombre pendant cette leçon de stratégie, au moyen d’une douzaine de mouchoirs, liés les uns aux autres, et suspendus au‑dessus d’un cercle de faisceaux Le soldat est ingénieux, et plusieurs parasols de cette nouvelle invention parurent bientôt au‑dessus de cette masse noire que formaient nos seize bataillons. A ce cours, chacun apportait sa réflexion ou le fruit de sa longue expérience de la guerre. »

Sitôt. arrivé, l’Empereur monte à cheval.

Captaine Coignet

« Il envoya sur tous les points reconnaître la position de l’ennemi dans toutes les directions (il ne restait près de lui que le Grand maréchal, le comte Monthyon et moi). Il se porta près d’un village à gauche de la plaine, au pied d’un moulin à vent, et les armées prussiennes se trouvaient en grande partie sur sa droite, mais masquée par des enclos, des massifs de bois et des fermes. Leur position est à couvert dirent tous les officiers qui arrivèrent. »

Avisant le moulin qui, plus tard, prendra le nom de moulin Naveau, sur le bord occidental de la route de Gembloux, Napoléon donne un ordre bref. Des sapeurs, la hache à la main, grimpent au sommet du moulin, trouent le toit, aménageant ainsi un observatoire. L’Empereur met pied à terre, pénètre dans la vétuste construction, escalade l’échelle raide et, par cette brèche du sommet, découvre le vaste paysage.
Les plaines qui vont devenir champ de bataille s’étendent entre Fleurus et la chaussée de Nivelles à Namur. Du sud-ouest au nord-est, c’est la route de Gembloux à Charleroi.
Le point de jonction de la route et de la chaussée de Nivelles à Namur se trouve à 6.500 m. de Fleurus, au lieu-dit Point du Jour. Au sud‑ouest se dessinent la ville de Sombreffe et le moulin Potriaux. Le ruisseau de la Ligne (dont le cours supérieur s’appelle le Grand Ry), court vers le sud‑est, par Wagnelée et Saint‑Amand, puis vers le nord‑est, traversant Ligny. Plus loin, au sud des hauteurs de Sombreffe il passe à Tongrinne, Tongrinelle, Boignée. La Ligne contourne le plateau de Brye où, à l’altitude de 162 m, se dresse le moulin de Brye, ou de Winter, ou encore de Bussy.

Henry Houssaye

« Du moulin de Fleurus, observatoire de Napoléon, les positions prussiennes paraissaient moins fortes qu’elles n’étaient en réalité. L’Empereur ne pouvait se rendre exactement compte du vallonnement. Les fonds ravinés où court le ruisseau de la Ligne échappaient à sa vue. Il lui semblait avoir devant lui une vaste plaine couverte de blés, légèrement déclive au centre et se relevant en pente douce jusqu’à l’extrême horizon, un vrai paysage de Beauce. Il fit chercher le géomètre du bourg, un certain Simon, qui le renseigna du mieux qu’il put. »

Ainsi, Blücher dont la haine de Napoléon et de la France alimente une audacieuse ténacité veut le combat.
« Le vieux renard ne débuche pas! » murmure Napoléon qui combine déjà un nouveau plan. S’il est bien secondé par ses maréchaux, il tient la victoire et la Belgique est à lui. Avec impatience il attend le corps du général Gérard. Le général paraît enfin, un peu après midi, et rejoint l’Empereur au sommet du moulin. C’est lui qui a insisté jadis pour que Bourmont obtienne un commandement ; embarrassé, il exprime des regrets au sujet de la désertion du royaliste. Napoléon l’interrompt :

« Je vous l’avais bien dit, général, qui est bleu est bleu et qui est blanc est toujours blanc. »

Le jugement de Blücher sur le transfuge est tout aussi brutal, en dépit de la cocarde blanche, en signe de ralliement au roi de France, que celui‑ci porte en rejoignant l’ennemi.

« Qu’importe la cocarde Jean Foutre sera toujours jean foutre.

Cependant, dans les positions ennemies, au moulin de Brye, Blücher qui, certes, ne consent point à débucher, observe les mouvements des Français. Wellington le rejoint vers 1 heure. Le duc de Fer a quitté Bruxelles le matin même, s’est rendu aux Quatre‑Bras et a décidé de se concerter avec son allié. Tous deux tentent de dénombrer les forces impériales, de découvrir les intentions de Napoléon dont ils aperçoivent au loin l’état-major. Blücher demande l’aide de Wellington. L’anglais, prudent, promet de le seconder s’il n’est pas attaqué lui-même. Et il prend congé, retournant hâtivement aux Quatre‑Bras.

De son côté, Napoléon remonte à cheval et ordonne les manœuvres. A 2 heures, la Garde traverse Fleurus.

de Vanlabelle décrit ainsi la traversée de la ville.

« Tous ses habitants bordaient la haie, d’un bout à l’autre de la principale rue, suivie par nous. Tous nous regardaient d’un air mêlé d’inquiétude et de sympathie. »

L’Empereur qui marche à la tête du 1er grenadiers est acclamé par les soldats.
L’armée, qui compte 64.700 hommes et 236 canons est ainsi formée : Le 3e corps de Vandamme en avant de Fleurus, derrière lui, la division Girard (détachée du 2e corps). Au centre, Gérard avec le 4e corps. Les 1er et 2e corps de cavalerie, Pajol et Excelmans à droite ; la Garde (23 bataillons, 15 escadrons, 116 pièces) et le 4e corps de cavalerie de Milhaud en deuxième ligne, à hauteur de Fleurus. (Le 6e corps, commandé par Lobau, est resté en réserve à Charleroi.)
Napoléon fait modifier la position de l’aile droite. A la même heure, un ordre est envoyé à Ney : attaquer ce qui est devant lui et se rabattre sur le centre pour envelopper l’ennemi… Hélasl Ney qui depuis la veille traîne et hésite n’occupe pas encore les Quatre‑Bras… Pendant une heure, l’Empereur attend des nouvelles de son aile gauche. Et le temps qui passe est précieux…

La bataille

A 3 heures, Napoléon donne l’ordre d’engager le combat.
Une batterie de la Garde tire trois coups de canon.
A ce son, les troupes s’ébranlent aux cris de « Vive l’Empereur ». Au loin, on entend la musique du 23e 1 qui joue « La victoire en chantant ».
Déjà, les lourdes fumées de l’artillerie ondulent dans le paysage. Le soleil de ce mois de juin orageux brûle, haut dans le ciel.
A 3 heures un quart, sur l’ordre de l’Empereur, Soult griffonne hâtivement un message que le colonel Forbin‑Janson portera à Ney:

« Manœuvrer sur‑le‑champ, de manière à envelopper la droite de l’ennemi et tomber à bras raccourcis sur ses derrières. »

L’ordre est pressant.

« Cette armée est perdue si vous agissez vigoureusement ; le sort de la France est dans vos mains. »

Et l’Empereur insiste de vive voix en interpellant le colonel :

« Dites bien au maréchal que le sort de la France est dans ses mains ! »

A Gérard, il dit :

« Il se peut que dans trois heures le sort de la guerre soit décidé… Si Ney exécute bien mes ordres, il ne s’échappera pas un canon de l’armée prussienne ; elle est prise en flagrant délit. »

Le colonel parti, Napoléon écrit encore quelques mots : Si le maréchal est trop fortement engagé, il doit, sans perdre un instant, diriger le corps de Drouet d’Erlon vers le champ de bataille. C’est le général La Bédoyèré qui part avec cet ordre.
En dépit de ces injonctions répétées, Ney n’agit pas vigoureusement. Un peu plus tard, le colonel Bussy qui avait été envoyé vers lui revient et est contraint de signaler ses tergiversations. L’Empereur ne peut retenir un mouvement d’une grande violence.
Entre-temps, le combat s’étend. Blücher a eu le temps de disposer ses troupes. Il occupe le plateau dont le petit village de Brye marque le sommet. Les deux extrémités de ce plateau, en arrière d’un ravin, sont couvertes et défendues par Ligny et par Saint‑Amand. Les ailes prussiennes qui s’appuyant sur ces localités sont massées dans 1es jardins des maisons. Les régiments en position en avant de Brye sont protégés par une forte artillerie qui bat la plaine. Il y a là  95.100 hommes ‑ les corps de Zieten, de Pirch et de Thielmann.
Plus de 60.000 Français soutenus par 210 canons déclenchent l’attaque ‑l’aile droite de Grouchy et la Garde impériale ‑ qui sont: rangées en avant de Fleurus, face aux positions ennemies dont le ravin les sépare. La cavalerie de Grouchy balaye la plaine. C’est l’aile droite qui commence l’action, Vandamme vers Saint‑Amand, Gérard vers Ligny.

Mauduit

« Saint‑Amand, sur le versant du ravin opposé au plateau de Brye, s’étend à droite du ruisseau. La commune se compose de trois agglomérations, Saint‑Amand proprement dit, sur la droite du filet d’eau, vers Fleurus, Saint‑Amand‑la‑Haye, vers Wagnelée, et le hameau de Saint‑Amand couvrant l’intervalle entre ces deux villages. Les maisons sont espacées, parmi jardins et vergers. Les arbres sont si nombreux que, de loin, on pourrait croire à un bois épais. Les arbres qui formaient cet épais couvert ont presque tous été coupés de 1818 à 1819, ce qui change l’aspect actuel de Saint‑Amand. »

Les soldats du 3e corps, impatients de se battre, avancent rapidement. C’est la division Lefol qui mène l’attaque, stimulée par la présence de Napoléon passant sur son front. Dissimulés derrière les haies, sous le couvert des vergers, les Prussiens déclenchent un feu violent, mais ne peuvent arrêter la fougueuse avance des Français qui s’emparent de l’église. On se bat dans les jardins, dans les maisons, dans le ruisseau. Le plateau de Brye est sur le point d’être enlevé, mais Blücher fait donner des bataillons de réserve et dégage le petit cours d’eau.

« jamais le soldat français n’a montré plus de courage, de bonne volonté et d’enthousiasme » devait dire Napoléon.

Néanmoins, la trahison de Bourmont et celle de quelques autres officiers obsède les esprits, même pendant le combat, et cela va jusqu’à la hantise.

« Au moment où les premiers coups de canon se tiraient près de Saint‑Amand, un vieux caporal s’approcha de l’Empereur, et lui dit : Sire, méfiez‑vous du maréchal Soult, soyez certain qu’il vous trahit. Sois tranquille, j’en réponds comme de moi. »

Au milieu de la bataille, un officier fit le rapport au maréchal Soult que le général Vandamme était passé à l’ennemi, que ses soldats demandaient à grands cris qu’on en instruisit l’Empereur.
Sur la fin de la bataille, un dragon, le sabre tout dégouttant de sang, accourut à l’empereur, criant :

« Sire, venez vite à la division; le général Dhénin harangue les dragons pour passer à l’ennemi ! ‑ L’as‑tu entendu ? ‑ Non, Sire ; mais un officier qui vous cherche l’a vu, et m’a chargé de vous le dire. Pendant ce temps, le brave général Dhénin recevait un boulet de canon qui lui emportait une cuisse, après avoir repoussé une charge ennemie. »

Vers la droite, le 4e corps s’élance sur Ligny. C’est le clocher de l’église de ce village que Napoléon, du moulin Naveau, a désigné au général Gérard comme point de direction. Ici, le champ de bataille est différent. Il n’y a point de couverts comme à Saint‑Amand. Le ruisseau sépare la localité en deux parties dont chacune est coupée en son milieu par une grande rue. Le cimetière est sur la rive droite. De vastes fermes sont espacées l’une de l’autre. Gérard connaît le terrain. Il l’a parcouru en se rendant au moulin pour rejoindre l’Empereur et a même manqué d’y être tué ou fait prisonnier, surpris par des cavaliers ennemis. Aussi, ses 12.000 hommes sont dirigés avec sûreté sur Ligny que les Prussiens ont eu le temps de fortifier.

Le capitaine François décrit les premiers instants de la bataille sur Ligny

« Malgré la mitraille, nous marchons l’arme au bras, sur ce village. Arrivés à deux cents pas des haies derrière lesquelles étaient des milliers de tirailleurs prussiens, le régiment se forma en bataille en marchant. On battit la charge et les soldats franchirent les haies. Le demi‑bataillon de gauche du 1er, dont je faisais partie, descend par un chemin creux, coupé par des abatis, voitures, herses, charrues, que nous traversons avec beaucoup de difficulté et sous le feu des Prussiens embusqués derrière les haies, qui étaient fort épaisses. Enfin, nous franchissons ces obstacles, et tout en tiraillant, nous entrons dans le village de Ligny. Arrivés devant l’église, un ruisseau nous arrête et l’ennemi, dans des maisons, derrière des murs, sur les toits, nous fait éprouver une perte considérable tant par sa mousqueterie que par son artillerie à mitraille et à boulets qui nous tirait de front et de flanc… Depuis longtemps je ne m’étais battu avec tant d’intrépidité et de dévouement… »

Un furieux combat se déroule, le feu de l’artillerie fait rage, des incendies s’allument. Les Français reculent, se reforment, remontent à l’assaut. Là aussi, on s’affronte dans les demeures, dans les granges, dans les étables, corps à corps, à la baïonnette. Au quatrième assaut, les troupes de Gérard s’emparent du village. Les cadavres s’entassent au pied des murs, sur le seuil des portes s’éclabousse le sang.

Coignet

« Ce n’était pas une bataille, c’était une boucherie, la charge battait de tous côtés ; ce n’était qu’un cri : ‑ En avant! »

Blücher se souviendra de l’horreur de cette mêlée. 

Gneisenau, son chef d’état‑major, écrira :

« Ce combat peut être considéré comme un des plus acharnés dont l’histoire fasse mention. »

Napoléon dira que « le comte Gérard s’y couvrit de gloire et y montra autant d’intrépidité que de talent. »

Du monticule du moulin, l’Empereur observe cette lutte acharnée. Derrière lui, il y a un groupe de jeunes officiers d’ordonnance parmi lesquels certains échangent des plaisanteries et se mettent même à rire.

Le Mameluk Ali

«L’Empereur, qui entendait le bruit que faisaient ces officiers, jetait de temps à autre de leur côté des coups d’œil qui annonçaient l’ennui et le mécontentement. Enfin, impatienté, importuné de tant de gaieté, il dit, en regardant avec sévérité celui qui riait et bavardait le plus : « Monsieur, on ne doit ni rire ni plaisanter quand tant de braves gens s’égorgent sous nos yeux. »

Poussant son cheval, Napoléon se trouve à quelques pas du 2e bataillon du  1er régiment de grenadiers.

Capitaine Mauduit

« Nous aperçûmes bientôt un groupe d’une cinquantaine d’hommes ou de chevaux qui se dirigeaient de notre côté. Il arrivait de Saint‑.Amand. Nous allâmes à sa rencontre. C’était le trophée que venait présenter lui-même à l’Empereur un jeune maréchal des logis de chasseurs à cheval. Ce trophée consistait en une pièce de canon dont cet intrépide jeune homme s’était rendu maître après en avoir sabré les canonniers ; il se servit même des conducteurs prussiens pour en faire hommage à son souverain; il faisait aussi marcher devant lui les canonniers, ses prisonniers. Rien ne saurait rendre l’expression noble, fière et satisfaite de ce héros de vingt ans, en se présentant devant Napoléon et son brillant entourage… L’Empereur fit approcher un officier, lui demanda sa croix et la remit lui-même à ce maréchal des logis, en y ajoutant ces propres paroles qui ne s’effaceront jamais de notre mémoire : ‑ tiens, mon brave, voilà ta récompense ! Retourne à ton régiment, tu es de plus sous‑lieutenant. »

Baudus

« Fréquemment, Napoléon observe l’horizon, à la gauche de Brye, espérant voir arriver une partie des troupes de Ney prenant Blücher à revers. Mais rien ne paraît. Il a déjà envoyé le commandant Baudus pour rappeler au maréchal d’exécuter strictement les instructions données. Et Baudus ne revient pas. Resté auprès de Ney et lui servant d’aide de camp, il ne rejoindra le quartier impérial qu’à 2 heures du matin.

Le maréchal est toujours dans l’indécision devant les Quatre‑Bras, et le corps d’Erlon, qui devait paraître à l’arrière de Blücher, fait d’inutiles contremarches. Ney aura ainsi une grande part de responsabilité dans les événements. Néanmoins, l’Empereur sent qu’il tient la victoire ‑ cette victoire qui restera incomplète. »

Napoléon

« Je gagne brillamment la bataille de Ligny, mais mon lieutenant me prive de ses fruits. »

Vers 4 heures, la gauche prussienne est durement attaquée par Grouchy tandis que la droite plie dangereusement. Le général Girard s’empare du hameau de Saint‑Amand et de La Haye. Blücher fait foncer 9 bataillons et 47 escadrons. Repoussé de La Haye, Girard s’élance de nouveau à l’assaut, reprend le village, mais tombe, frappé à mort, et sa troupe doit résister de maison en maison. Vers Wagnelée et Ligny, le combat est toujours ardent.

 Henry Houssaye décrit la manœuvre

« A 5 heures et demie, Napoléon juge que le moment est venu de frapper un grand coup. Son plan est précis. « L’Empereur lancera ses réserves, encore intactes, contre le centre ennemi, et le poussera l’épée dans les reins sous le fer et le feu de Vandamme et de Ney. Des 60.000 Prussiens de Zieten et de Pirch, pas un n’échappera. »

Malheureusement, une nouvelle le fait revenir sur sa décision : on a cru voir une colonne ennemie arriver en renfort. (Il s’agit du corps d’Erlon faisant de fausses manœuvres.) Il y a même eu un commencement de panique dans la division Lefol. Ordre est donné d’arrêter le mouvement de la Garde.

Mauduit

« Nous perdîmes ainsi plus d’une heure. Ce funeste temps d’arrêt fit croire à Blücher que nous renoncions à notre attaque. »

Profitant de ce répit, les Prussiens réagissent furieusement.
Cependant, à 7 heures, la cavalerie de Grouchy marque une avance.
A Ligny, on se bat toujours héroïquement sous les ordres de Gérard.
C’est vers lui que Napoléon envoie son vaguemestre, le capitaine Coignet.

« Dirige‑toi sur le clocher, va trouver Gérard, tu attendras ses ordres pour revenir… je partis au galop ; ce n’était pas une petite mission, il fallait faire des détours. Ce n’étaient que des enclos; je ne savais quel chemin prendre. Enfin, je trouve cet intrépide général qui était aux prises, couvert de boue; je l’abordai : ‑ L’Empereur m’envoie près de vous, mon général. ‑Allez dire à l’Empereur que s’il m’envoie du renfort, les, Prussiens seront enfoncés; dites‑lui que j’ai perdu la moitié de mes soldats, mais que si je suis soutenu, la victoire est assurée… je rendis compte à l’Empereur ; après m’avoir entendu ‑ Ah! dit‑il, si j’avais quatre lieutenants comme Gérard, les Prussiens seraient perdus… L’Empereur se frottait les mains après mon récit, il me fit dépeindre tous les endroits par où j’avais passé ‑ Ce n’est que vergers, gros arbres et fermes. ‑ C’est cela, me dit‑il, on croyait que c’était des bois. ‑ Non, Sire, c’est des chemins couverts. »

Blücher fait avancer ses réserves. A la tête de plusieurs bataillons, il marche sur Saint‑Amand et commande l’assaut à la baïonnette. Les chasseurs de la Garde tiennent tête et refoulent l’ennemi.

Henry Houssaye

« Les Prussiens sont rentrés en désarroi dans La Haye. Blücher espère du moins coucher sur ses positions. Il croit la bataille finie, car la nuit vient. Ce n’est pas la nuit. A sept heures et demie, au solstice de juin, le soleil brille encore à l’horizon. C’est l’orage. De grands nuages noirs courent et S’amoncellent dans le ciel, couvrant d’une voûte d’ombre tout le champ de bataille. La pluie commence à tomber à grosses gouttes, il tonne coup sur coup avec violence. Mais les grondements du tonnerre sont bientôt dominés par le fracas de l’effroyable canonnade qui retentit soudain vers Ligny. »

Les espoirs de Napoléon sont déçus puisque le corps d’Erlon n’a pas effectué la manœuvre prévue. Sans doute ne peut‑il plus détruire totalement l’armée prussienne, mais il peut encore rejeter Blücher loin de Wellington.
A 7 heures et demie, il donne l’ordre du suprême assaut.

Mauduit résume ainsi la préparation du dernier assaut.

« Notre dernier mouvement eut quelque chose d’imposant… Il y avait quelque chose de solennel et de religieux dans cette immense procession militaire, marchant à la mort, d’un pas ferme et la tête haute, précédée de l’image de la patrie… 

Nos colonnes d’infanterie, noires et profondes, étaient silen­cieuses, mais un courage mâle est empreint sur toutes ces nobles têtes, les tambours ne battaient pas, ils tenaient leurs baguettes croisées, n’attendant que le signal de la charge… Soixante bouches à feu, prêtes à vomir la mort pour nous ouvrir un passage au travers des masses qu’elles vont démolir, marchent à notre droite, et sur seize de front, le terrain l’ayant permis, et se dirigent comme nous vers cette vallée funèbre. Viennent enfin, pour compléter notre œuvre patriotique, trente‑deux escadrons d’élite, éblouissants des derniers rayons du so­leil… »

Tout à coup, les tambours battent la charge. La Garde s’élance sous le déploiement de ses aigles d’or. La cavalerie fonce dans les moissons saccagées, foulant un sol jonché de morts et de blessés. Dans l’immense rumeur percent les cris de : Vive l’Empereur!
Ces forces réunies et déchaînées portent de fameux coups de boutoir.

Etienne Saint-Denis dit « le mamelouk Ali »

« A la tombée du jour, l’Empereur se rapprocha du village de Ligny. Les pièces de la Garde venaient de tirer et tiraient encore à toute volée sur le revers opposé du ravin qu’occupait l’armée prussienne, lorsque parut la tête de colonne des cuirassiers. Au même moment, cette brave troupe se précipite dans la ruelle qui partage le village, traverse le ravin et va fondre sur l’ennemi. C’était au galop qu’avait lieu le défilé devant l’Empereur. Ces valeureux soldats, dont les escadrons se succédaient avec rapidité, étaient si pleins d’enthousiasme qu’ils criaient de toute la force de leurs poumons des : « Vive l’Empereur 1 » qui retentissaient au loin. « Ménagez vos chevaux, ménagez vos chevaux, ne cessait de leur dire l’Empereur ; plus tard vous en aurez besoin. » Mais les cuirassiers, ne tenant aucun compte des paroles qu’ils entendaient, quoiqu’elles fussent répétées par le maréchal Soult, n’en suivaient pas moins ceux qui les précédaient. L’aspect de ce défilé qui avait lieu à la lueur et au bruit des canons était un spectacle magnifique. Braves cuirassiers! Il me semble vous voir encore l’arme haute et courant au combat! Comme vous étiez beaux ! »

C’est un mouvement général et irrésistible, un tourbillon qui fait trembler la terre et dont les terribles échos se répercutent au loin.

Coignet 

« Toutes nos colonnes avançaient, la victoire était décidée; l’Empereur nous dit : ‑ A cheval, au galop, voilà mes colonnes qui montent le mamelon… Nous voilà partis. Au travers la plaine, se trouve un fossé de trois à quatre pas de large ; le cheval de l’Empereur fit un petit temps d’arrêt mon cheval franchit, et je me trouvai devant Sa Majesté, emporté par sa rapidité. Je craignais d’être grondé de ma témérité, mais pas du tout. Arrivé sur le mamelon, l’Empereur me regarde et me dit : ‑ Si ton cheval était entier, je le prendrais… Il venait encore des boulets au pied du mamelon, mais nos colonnes renversèrent les Prussiens dans les fonds et sur la droite ; cela dura jusqu’à la nuit. La victoire fut complète. »

Le torrent de l’armée française déborde les positions ennemies, refoule les Prussiens qui tentent avec acharnement de résister. Blücher réunit 32 escadrons et ordonne une charge désespérée. C’est un tonnerre qui dévale des pentes.

Winand Aerts

« Blücher rassemble tout ce qu’il rencontre de détachements et d’isolés, les pousse en avant, galope sur le flanc des colonnes, les harangue, se multiplie. C’est, dans la mousqueterie qui crépite et sous les obus qui crient, une gigantesque poussée d’ensemble, coude à coude. Les grands drapeaux à l’aigle noir se lèvent bien haut sous l’orage qui gronde, les hurrahs incessants qui sortent de ces milliers de poitrines et se mêlent aux sons de la marche de Dessau que scandent les tambours, annoncent l’effort suprême, l’assaut final après lequel il n’y a plus rien à tenter. »

L’orage qui éclate mêle ses grondements et ses éclairs aux lueurs des bouches à feu, aux explosions et aux clameurs meurtrières. Les français chargent, eux aussi, et de lourdes masses s’ébranlent.

Mauduit

« Ce hourra général de 3.000 hommes de grosse cavalerie sur un seul point avait quelque chose de prodigieux et d’effrayant; il y eut plusieurs chocs des plus violents sur les hauteurs de Brye entre cette cavalerie et la cavalerie prussienne. La terre tremblait sous leurs pieds, le cliquetis des armes et des armures, tout rappelait ces descriptions fabuleuses de l’antiquité. »

La Garde impériale repousse l’ennemi que ramènent dragons et cuirassiers.
La fantastique mêlée se prolonge jusqu’à la nuit.
Le cheval de Blücher est blessé et s’écroule avec son cavalier.

Gneiseneau

« Une charge de cavalerie qu’il conduisait ne réussit point, et la cavalerie ennemie le poursuivit vigoureusement. Son cheval ayant été atteint d’un coup de mousquet, tomba mort. Le feld‑maréchal, étourdi de sa chute, resta engagé sous le cheval. Le danger était grand, mais la Providence veillait sur nous. L’ennemi, continuant sa charge, passa rapidement près du feld-maréchal sans le voir. Un moment après, une seconde charge de cavalerie repoussa l’ennemi, qui passa avec la même rapidité sans remarquer davantage le feld‑maréchal. Ce ne fut pas sans difficulté qu’on le releva de dessous son cheval mort ; il s’éloigna sur le cheval d’un dragon. »

On le transporte à Mellery où Gneiseneau le trouvera gisant sur la paille. Pour lui, la bataille est perdue: le centre est rompu, toutes les réserves ont été engagées, les fuyards s’enfoncent dans les naissantes ténèbres ; il y en a qui ne s’arrêteront qu’à liège et à Aix‑la‑Chapelle. Néanmoins, les dernières troupes non décimées battent en  retraite. Quelques contingents se maintiendront un certain temps à Brye et en arrière de Sombreffe. Ils tirailleront encore dans la nuit et les grenadiers à pied de la Garde devront, à cause d’eux, bivouaquer sans feu et par bataillons en carrés, avec un rang sous les armes.

Le Général Teste analyse lucidement l’issue de la bataille 

« Si cette sanglante journée n’eut pas de plus grands résultats, il faut l’attribuer… surtout aux dispositions du corps qui couvrait la retraite des Prussiens, corps dont l’admirable manœuvre parvint à nous tenir en éveil et sous les armes, toute la nuit du 16 au 17, et à masquer habilement sa marche. »

Winand Aerts

« Il est près de 10 heures du soir. Les musiques jouent. La victoire est à nous. Sur le champ de bataille gisent plus de 20.000 Prussiens et 13.000 Français blessés ou morts. Et la nuit enveloppe le charnier de Fleurus. Les Prussiens perdirent de 20 à 23.000 tués, blessés et manquants. Du côté français, les généraux Girard et Le Capitaine furent blessés mortellement; les généraux Habert, Domon, Maurin, Berruyer, Billard, Dufour, Farine, Penne, Piat, Saint‑Remy, Devilliers et Vinot furent blessés. »

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